Kolubara, mine serbe sur du charbon ardent
6 January 2014, Liberation
Soutenu par une filiale d’EDF, le projet d’agrandissement du site titanesque et très polluant inquiète les écologistes.
Pas un balcon sans géranium. A Vreoci, en Serbie, les maisons se veulent coquettes. Comme un cache-misère pour oublier les voies ferrées rouillées, le bal incessant des camions, les cheminées et les tuyaux grisâtres. Situé à une soixantaine de kilomètres de la capitale Belgrade, le village abrite les mines à ciel ouvert qui alimentent en lignite les centrales thermiques de la région. Le tout forme le complexe minier de Kolubara, épine dorsale de l’énergie du pays.
Le Centre pour l’écologie et le développement durable (Cekor), une association serbe, a convié les Amis de la Terre sur place. Libération a été invité à les suivre, à la découverte de ce territoire aux allures lunaires qui s’étale sur 600 km². Chaque année, l’Etat serbe extrait 30 millions de tonnes de charbon de ce sol. «Plus de la moitié de l’énergie du pays vient de Kolubara», souligne Aca Markovic, le patron de la compagnie publique Elektroprivreda Srbije (EPS). Ces réserves attisent aussi les convoitises d’investisseurs étrangers. Edison, filiale italienne d’EDF à plus de 99%, s’est engagé en 2011 à collaborer avec EPS pour moderniser les équipements et construire deux unités supplémentaires dans la centrale Kolubara B. Un projet qui va de pair avec l’extension de la mine et l’ouverture, dès 2014, de nouveaux puits. «EDF s’implique dans des projets de centrales à charbon fortement émettrices de gaz à effets de serre en Serbie, mais aussi en Pologne ou en Croatie, en totale contradiction avec l’orientation de la France vers des énergies plus respectueuses de l’environnement», dénonce Malika Peyraut, chargée de campagne aux Amis de la Terre.
Corruption. Localement, le charbon n’émeut guère. «Ici, même le parti écologiste est pour Kolubara», se désole Zvezdan Kalmar, un responsable de Cekor. Depuis des années, ce quadra zélé, taillé pour la course de fond, se bat contre le développement de Kolubara, «dangereux pour l’environnement et économiquement non viable à long terme». Et sanitairement désastreux. Un combat qui commence à payer. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) a renoncé à débloquer l’aide de 400 millions d’euros prévue pour financer Kolubara B. «Le projet est aujourd’hui non actif et ne correspond pas, en l’état, aux nouveaux critères plus contraignants de la banque», confie une source interne de la Berd. Dans sa «nouvelle politique énergétique», publiée le 10 décembre, l’institution a décidé de s’aligner sur les récentes décisions des autres bailleurs mondiaux, en limitant le soutien au secteur du charbon. De quoi rendre les perspectives beaucoup moins attractives pour les investisseurs comme EDF.
Autre ombre au tableau pour l’électricien français, un parfum de corruption se mêle depuis deux ans à l’odeur âcre de la houille. Une affaire de «plusieurs millions d’euros», selon la ministre serbe de l’Energie, Zorana Mihajlovic, portant sur les fonds d’expropriation destinés aux villageois gérés par MB Kolubara, une filiale d’EPS.
Le dossier embarrasse la mine, qui verrouille sa communication. La direction a ainsi mobilisé onze personnes pour nous répondre et tenter de redorer l’image du groupe. «Nous sommes des pères et mères de famille persuadés que Kolubara représente le meilleur futur pour nos enfants», débite le directeur adjoint. Au-dessus d’un puits en activité, Branislav Pajic, chargé de la protection de l’environnement, vante aussi un amphithéâtre de verdure destiné à accueillir les écoliers.
Fantômes. Cet étrange lieu en escalier – avec vue sur les monstres de métal qui déchirent le sol – tiendrait du «meilleur endroit pour que les enfants découvrent la nature», explique-t-il. Puis, on se rend dans un quartier construit pour accueillir, à terme, 1 200 maisons neuves. Imposantes villas qui toisent, d’un air snobinard, le village promis à devenir le nouveau terrain de jeu pour les excavateurs de Kolubara. Preuve, à en croire le groupe, que les fonds d’expropriation profiteraient bien aux citoyens. Mais voilà : perdues au milieu des herbes folles, elles n’ont séduit qu’une centaine de familles. «Les gens préfèrent prendre l’argent et aller ailleurs», reconnaît un responsable.
A côté, Radljevo et ses 600 habitants sont obsédés par les expropriations à venir. Depuis plus de dix ans, ils savent que leurs maisons ne résisteront pas à l’étalement de la mine. Mais quand ? Aucune date n’a été annoncée. Et quelle indemnisation ? Rien n’est fixé. «On ne peut rien entreprendre. On a besoin de savoir si nous allons bouger dans cinq ou dix ans», se lamente Tanja Peladic, membre du conseil local. A Junkovac, à une poignée de kilomètres, Nebojsa Vasiljevic, 43 ans, semble hanté. Et veut simplement quitter les lieux où planent les fantômes de la mine qui l’encercle depuis 1985. Il y a deux ans, un glissement de terrain, conséquence selon lui de la mauvaise gestion des déchets miniers, a englouti une quinzaine de maisons. «On n’est pas en sécurité, nous ne dormons pas, surtout quand il pleut», confie-t-il. Ses demandes de relogement auprès de Kolubara restent lettre morte.
La vallée vit en suspens, pétrifiée par la menace minière. A Barosevac, Dragan Miljanic survit près d’un puits. Son quotidien : «La poussière, les vibrations causées par le traficroutier, le bruit, et la solitude.» La plupart des voisins ont fui. A la tête d’une association, il demande «la relocalisation des habitants dans un endroit plus sain». Mais pas question d’appeler à la mise à mort de Kolubara. L’homme souhaite au contraire que l’entreprise se développe. «L’emploi est la priorité, dit-il. La mine, tout le monde y travaille.»
Lui y compris. Dans un pays où le chômage culmine à 25%, près de 10 000 personnes sont employées par Kolubara, repérables dans la rue à leurs salopettes bleues. Ici, un opérateur gagne entre 300 et 600 euros, bien plus que le salaire minimum serbe de 150 euros. Mais les conditions de travail peuvent être féroces. «Sous la pression des managers, certains ne prennent pas leurs vacances, parfois sur plusieurs années», dénonce Milan Radovanovic, président d’un syndicat indépendant.
Kolubara: A man showing his cracked house Simic in front of his house in Radljevo, which is damaged by tremors from the nearby mining activities. Tremors and heavy noise are every day occurrences in the villages around the Kolubara mining complex. A Radljevo (600 habitants), un homme montre sa maison fissurée par les activités minières (Photo Daniel Mulloy. CEE Bankwatch Ne).
Foot. Darko Glisic, maire de Ub, qui accueille un tiers des puits de la région, peut bien dénoncer lui aussi «les fumées qui plongent parfois la ville dans un épais brouillard industriel» ou le manque d’action des centrales qui «ne font pas assez pour limiter la pollution». Pour autant, il soutient le charbon, «nécessaire pour la Serbie». C’est précisément les arguments que répète EPS, qui prône la souveraineté énergétique et le maintien des prix bas. Le discours ne convainc pas Zvezdan Kalmar, même si le militant reconnaît que dans le pays «l’industrie est faible, les ménages sont pauvres. Il ne faut pas s’imaginer qu’on est en France». Le maire de Ub n’oublie pas les aides versées par Kolubara pour l’hôpital, les écoles ou les clubs de foot. «Notre district de 30 000 habitants compte 32 équipes», s’enorgueillit-il. Il estime à 260 000 euros par mois les taxes perçues par la collectivité. «Une obligation légale, mais aussi morale, pour compenser le poids de tous ces désagréments, dit-il. Les gens ont bien droit à quelques bénéfices.»
Toutes ces louanges au charbon, l’écologiste Zvezdan Kalmar les comprend difficilement. «Il faut éduquer les gens et promouvoir l’économie verte», insiste-t-il. Réaliste, il sait que la population, surtout urbaine, «qui croit que l’énergie vient d’une boîte magique», se moque de l’environnement. «Je sais que les énergies renouvelables, c’est mieux, se justifie Tanja Peladic de Radjevo. Mais il faut voir la réalité économique en face.» Pour l’heure, Zvedan Kalmar se réjouit : «Après des années de campagne contre le projet Kolubara B, je crois que nous avons fini par le tuer.» Il reste cependant méfiant. «La Serbie s’est engagée à limiter ses émissions de CO2 dans la perspective de son intégration à l’UE, mais elle n’a toujours aucune obligation, rappelle-t-il. Pour un investisseur étranger comme EDF, à court terme, la situation est parfaite : le lignite est bon marché et le droit à polluer est gratuit.»
Aujourd’hui, EDF n’évoque plus qu’une simple étude de faisabilité. «Il n’y a pas plus à dire, explique une source interne, aucune décision n’est prise pour la Serbie.» Mais, dans un marché mondial de l’énergie dominé à 40% par la production de charbon, difficile de mettre une croix sur les réserves de Kolubara. «Le charbon reste un incontournable du mix mondial, explique un analyste du groupe. Il rapporte l’argent indispensable pour financer le verdissement de l’énergie de demain.» De son côté, EPS garde bon espoir que la situation se débloque. «Des évaluations supplémentaires sont en cours», assure la direction. «Nous avons toujours des projets avec Edison, jure-t-on, l’énergie est un petit monde, vous savez.» A n’en point douter.
Et, en 2015, la fin du moratoire sur l’interdiction du nucléaire en Serbie, établi après l’accident de Tchernobyl, pourrait encore resserrer les liens. Selon EPS, des discussions sont d’ailleurs en cours avec Areva. En mai, accompagnés des principaux groupes énergéticiens français, dont EDF, des responsables d’Areva ont également rencontré, à Belgrade, la ministre serbe de l’Energie. «Si le marché du nucléaire s’ouvre en Serbie, cela peut être stratégique d’être déjà implanté sur le terrain», analyse un expert énergétique qui a longtemps travaillé avec EDF. Pour le groupe français, l’épineux projet de Kolubara pourrait n’être qu’une première étape. Du charbon au nucléaire, il n’y a qu’un pas.
Institution: EBRD
Location: Serbia