L’Ukraine reste championne du nucléaire
6 August 2012, Le Courrier
ENERGIE Au pays de Tchernobyl, les autorités publiques comptent, avec de l’argent suisse notamment, stimuler la production massive d’électricité à partir de nucléaire et de charbon.
Le ton enjoué contraste avec la gravité du propos. Alena Miskun, chargée de campagne à l’ONG européenne Bankwatch, est venue en Suisse durant l’Eurofoot pour alerter les Helvètes sur la politique énergétique suicidaire de l’Ukraine. Surtout, elle est venue tenter de convaincre les autorités suisses d’aider son pays à amorcer la transition énergétique au lieu de prêter son argent à l’industrie nucléaire ukrainienne.
Le traumatisme de la catastrophe de Fukushima a conduit la Suisse à vouloir sortir du nucléaire, jugé trop dangereux. Mais la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), organisme financier dont la Suisse est actionnaire et
dans laquelle Berne joue un rôle important, projette de prêter 300 millions d’euros à l’Ukraine pour y rafistoler toute une colonie de réacteurs soviétiques vieillissants.
Alena Miskun souligne: «En Ukraine, l’autorité de surveillance du nucléaire civile est en sous-effectif, car sous-financée, et manque de pouvoir pour faire exécuter ses préconisations alors que l’entreprise publique Energoatom, qui exploite les centrales, ne respecte pas entièrement les standards de sécurité de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).»
Financement suisse
La militante poursuit: «L’Ukraine n’a pas de site pour stocker ses déchets nucléaires, retraités jusqu’à maintenant en Russie. Une partie sera rapatriée à partir de 2013, mais son site de stockage final n’est pas encore construit. Le pays n’a pas non plus de plan de démantèlement de ses centrales.» Et tout ce joli tableau vingt-six ans après Tchernobyl, plus lourde catastrophe nucléaire de l’histoire arrivée, faut-il le rappeler, sur sol ukrainien.
Pour sa première mission internationale, Alena Miskun voyage avec Kuba Gogolewski, son collègue du bureau varsovien de Bankwatch. Fondée en 1995, cette ONG surveille et informe sur les impacts écologiques et sociaux néfastes de l’argent que la coopération internationale investit en Europe centrale et de l’Est. Bankwatch est l’un des réseaux les plus dynamiques sur l’écologie dans cette partie du continent. Il n’y a pas que le football pour faire coopérer ces deux voisins!
Parmi les institutions financières que Bankwatch suit de près figure la BERD. La Suisse détient 2,5 % de son capital. Via le Seco, Berne gère ses participations et celles de plusieurs pays: Liechtenstein, Moldavie, Monténégro, Serbie, Turkménistan et Ukraine. Au total, la Suisse contrôle 4,5% des voix. «Etant donné que le conseil d’administration de la banque prend les décisions par consensus et non à la majorité, même une petite participation permet de lancer le débat», relève Alena Miskun.
Et un débat, il y a de quoi en avoir à propos du mégaprojet que la BERD doit voter en septembre 2012. Elle envisage de prêter 300 millions d’euros à l’Ukraine pour réaliser un programme de travaux dans quinze centrales nucléaires. Coût total: 1,45 milliard d’euros. Euroatom, la Communauté européenne de l’énergie atomique, devrait y contribuer à hauteur de 650 millions d’euros.
En théorie, l’objectif est d’améliorer la sécurité des centrales. En réalité, Bankwatch constate que ce programme vise à prolonger leur durée de vie. «Diverses déclarations du gouvernement, d’Energoatom et de l’autorité de régulation montrent que ces travaux ont pour but d’exploiter ces centrales au-delà de leur durée de vie prévue, éclaire Alena Miskun. Si ce programme se réalise, au lieu d’être plus sûr, notre pays sera moins sûr», lâche-t-elle, amère.
Contacté pour obtenir un avis sur cette situation, le Seco n’a souhaité donner aucun détail ni sur la date de la décision ni sur la position de la Suisse dans ce dossier.
Electricité dangereuse
La dérive de l’Ukraine et de la coopération européenne en Ukraine ne s’arrête pas là. Un deuxième projet, pas encore officiellement déposé à la BERD, appelé Second Backbone (deuxième colonne vertébrale), consiste à construire 1000 km de lignes électriques à très haute tension pour un coût total de 2 milliards d’euros. La BERD et la Banque européenne d’investissement comptent financer la moitié de cette somme.
Là encore, le discours officiel est en décalage avec la réalité. En théorie, cette infrastructure doit stabiliser le réseau électrique ukrainien et permettre d’y relier des sources de courant renouvelable. Toutefois, son tracé montre qu’il serait une pièce maîtresse pour permettre à l’Ukraine d’injecter sa production d’électricité de plus en plus pléthorique sur le marché européen.
En vérité, l’intention du gouvernement ukrainien se dessine clairement: devenir la centrale électrique low cost de l’Union européenne. Cette stratégie prévoit, outre la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires existantes, de construire 22 nouveaux réacteurs nucléaires et de doubler la capacité de production à partir… du charbon, qui couvre aujourd’hui 22 % de la production.
Dans un pays où la consommation d’électricité est stable, ces surcapacités démentielles ne peuvent avoir qu’un seul débouché: le marché européen. En 2010, l’Ukraine a avancé ses pions en rejoignant la Communauté européenne de l’énergie afin d’intégrer les marchés européens du gaz et de l’électricité.
Le commerce s’annonce très lucratif. Mais évidemment néfaste. Pour les populations locales à cause des risques et des déchets nucléaires. Pour l’économie ukrainienne qui continuerait d’entretenir un monopole d’Etat qui mine la démocratie au pays d’Iulia Timochenko. Pour les ambitions européennes d’économies d’énergie. Et, bien sûr, pour le climat, qui ne supportera plus longtemps une telle débauche de charbon sans se détraquer complètement.
Marges d’amélioration
Les bénéfices d’un scénario inverse, d’une transition énergétique pour baisser la production et la consommation d’électricité en Ukraine seraient hautement bénéfiques à la démocratie, à la cohésion européenne et au climat. Les marges d’amélioration sont en effet gigantesques.
La Banque mondiale calcule que l’intensité énergétique de l’économie ukrainienne atteint des records mondiaux. Il faut 400 kg de pétrole pour produire 1000 dollars de valeur économique. Alors que dans les années 1990 l’intensité de l’économie ukrainienne était similaire à celle de l’économie polonaise, la Pologne consomme aujourd’hui presque trois fois moins d’énergie par unité de PIB que l’Ukraine.
Les marges d’économies d’énergie en Ukraine sont donc énormes. Certes, la BERD investit dans l’efficacité énergétique. Mais des sommes sans commune mesure: 50 millions d’euros contre les 300 prévus pour l’industrie nucléaire.
Le comble est que le pays est en surcapacité. La consommation d’électricité a reculée de 25% depuis 1991 avec une capacité de production d’électricité stable sur cette période. Mieux: le pays est richement doté en ressources renouvelables. La BERD elle-même signale que le pays pourrait couvrir entièrement sa consommation d’électricité par ces ressources. I
*Rédacteurs en chef de LaRevueDurable.
Institution: EBRD
Theme: Energy & climate
Location: Ukraine