Moscou Saint-Pétersbourg : l’autoroute de la discorde
23 January 2012, Nouvel Observateur
La construction du premier tronçon de l’autoroute entre Moscou et Saint-Pétersbourg a commencé. Une route de 43 kms qui passe en plein cœur de la forêt de Khimki, au grand dam des écologistes. Un chantier confié à la société Vinci Concession. Reportage.
Une tranchée de 100 mètres de large coupe la forêt de Khimki dans sa diagonale. La deuxième plus grande forêt de Moscou est amputée. Le lieu impressionne. Les gigantesques tas de gravas et de terre jonchent le sol du chantier le plus contesté du moment en Russie : la construction du premier tronçon de 43 kilomètres de la future autoroute entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Au total, un millier d’hectares d’arbres devront être abattus. Le plus gros a déjà été fait depuis juin dernier. Les nombreuses grumes sur le chantier témoignent de cette déforestation.
Devant ce tableau, Yaroslav Nikitenko se sent impuissant.
“C’est un désastre écologique”
Il est l’un des leaders du groupe des défenseurs de la forêt de Khimki et depuis le début des travaux en juin 2010, ils tentent, lui et ses amis, d’empêcher la destruction de la forêt.
Les militants ne contestent pas la construction de l’autoroute. Le projet existe depuis les années 70 et vise à désengorger l’autoroute M10, empruntée tous les jours par 130.000 voitures alors qu’elle est conçue pour en supporter 40.000.
Non, les militants contestent le tracé qui passe en plein milieu de la forêt. Pour eux, il serait plus logique de construire la future autoroute le long de la voie ferrée Oktyabrskaya, une ligne droite qui passe juste côté de la forêt.
“Les services de sécurité fascistes nous ont battus”
Les défenseurs de la forêt de Khimki se battent parfois même au péril de leur santé. “L’été dernier, nous étions là pour demander les documents prouvant qu’ils avaient les autorisations d’abattre les arbres et les services de sécurité fascistes nous ont battus” rapporte tristement Roxanna, l’une des militantes du mouvement.
Soigneusement classées dans une pochette, Yaroslav Nikitenko sort les radiographies attestant des blessures. On y voit des nez cassés et des côtes fêlées. “Ça a été très dure, physiquement comme psychologiquement” se souvient le militant.
La fédération internationale des ligues des droits de l’Homme a alerté à plusieurs reprises sur ces violations. En vain.
Les associations ont souvent fait le reproche à Vinci de se retrouver mêlé à cette tension. “On condamne les violences, se défend Jean-Yves Estrade, porte-parole de Vinci concession. D’ailleurs, on s’en est plaint au concédant [NDLR, l’Etat russe], mais nous n’avons aucun levier, c’est un problème russo-russe”.
“Il y a là un parfait conflit d’intérêt”
Face à cette contestation, le président russe, Dimitri Medvedev suspend les travaux et crée en juillet 2010 la commission Ivanov, du nom du vice premier ministre du gouvernement. Quelques mois plus tard, elle décide de maintenir le tracé parce qu’elle estime que la M11 doit impérativement passer vers l’aéroport Sheremetyevo pour aider à son développement.
“Il y a là un parfait conflit d’intérêt, alerte Ivan Ninenko, vice-président de Transparency International, le ministre des transports russes, Igor Levitine est également membre du conseil d’administration de l’aéroport”. C’est sans compter les autres points de corruption relevés par l’association anti-corruption.
L’Etat russe a choisi le système de la concession pour construire la future autoroute M11 qui reliera Moscou à St Petersbourg. La France utilise depuis longtemps ce type de contrat, surtout pour la construction de route. C’est le cas par exemple de la dernière A89 qui relie Lyon à Bordeaux.
L’Etat ne finance qu’une maigre partie du projet, le reste est apporté par l’entreprise qui réalise les travaux. La société se remboursera ensuite en exploitant la route pendant 30 ans. Pour réaliser ce premier tronçon de 43 kilomètres, la Russie fait appel en 2009 au leader mondial du contrat de concession : le Français Vinci.
Un schéma qui pose problème à Transparency International. “C’est un système nouveau en Russie, nos lois ne sont pas prêtes. Le contrat de concession n’est pas suffisamment transparent” s’inquiète Ivan Ninenko, vice- Président de l’association.
“Il y a de forts risques de corruption”
Il dénonce également le montage financier de Vinci. Pour faire les travaux, l’entreprise doit créer une nouvelle société. En l’occurrence ici, il s’agit de North West Concession Company (NWCC), une société de droit russe financée à 50% par des fonds français : Vinci concession et Vostranss Finance, une société syro-libano-française.
La moitié restante est financée par de l’argent russe et étranger: un apport de la société de transport russe Ntranss, une participation d’Arkadi Rosenberg, un riche oligarque russe et ancien entraineur de judo du premier ministre Vladimir Poutine et, enfin, plusieurs sociétés offshore basées dans des paradis fiscaux et dont personnes ne sait qui en sont les véritables propriétaires.
“La manière dont est montée la société nous interroge. Il y a de forts risques de corruption” alerte l’association Transparency International.
Jean-Yves Estrade, qui est également manager général de NWCC, botte en touche. “Moi j’ai signé avec la société NWCC qui est financée à 50% par des fonds français et le reste par des fonds russes. Le reste de la répartition ne m’intéresse pas. Ce sont des investisseurs privés, ils font ce qu’ils veulent, moi ça ne me regarde pas” se décharge-t-il. Impossible de savoir qui se cache derrière les sociétés offshores.
Opacité
Transparency International n’est pas la seule association à avoir travaillé sur la question. Bankwatch, une ONG qui surveille les institutions financières internationales, s’est penchée sur le dossier après que la banque européenne d’investissement et la banque européenne de restructuration et de développement (BERD) se soient retirées du projet. Un retrait qui s’explique par “l’opacité” de ce projet, écrit l’association dans un de ses rapports.
Vinci, de son côté, préfère croire que l’absence des banques européenne se justifie par un problème de calendrier. “Elles ont répondu trop tard au dossier” tente Jean-Yves Estrade, qui remet ici sa casquette de porte-parole de Vinci.
En attendant, les travaux sont actuellement arrêtés pour l’hiver car il fait trop froid pour continuer à couler le macadam. Quatre kilomètres d’asphalte recouvrent d’ores et déjà le sol de la forêt de Khimki. Pourtant, les militants écologistes ne désarment pas. Ils occupent toujours physiquement le terrain. Ils ont remplacé les tentes par un baraquement de chantier dans lequel ils se relaient tous les deux jours.
L’endroit est austère mais chaud. Simeon, la peau brûlée par le froid, explique qu’il occupe la plus grande partie de sa journée à chercher du bois pour alimenter le petit poêle du baraquement. “Nous sommes là pour éviter que des gens ne profitent de l’hiver pour venir abattre des arbres, raconte-t-il, c’est une technique interdite alors si nous en voyons, je dois appeler la police”.
Au printemps, ils ont déjà prévu de remettre les tentes et de revenir, comme l’été dernier, par dizaine.
Institution: EBRD
Theme: Social & economic impacts